récit du bout du monde
Une forte houle soulève des creux de près de trois mètres. La mer, comme le ciel, est d’un gris de plomb jusqu’à l’horizon. Des heures que Cédric et ses coéquipiers pagaient dans les eaux froides de ce bras de mer qui sépare l’Isla Navarino de l’archipel des Wollaston.
Pour les membres de l’équipe, cette tra- versée de plus de 40 kilomètres en pleine mer sur leurs frêles embarcations est l’une des grosses étapes du voyage et un passage obligé pour parvenir à l’objectif final de leur équipée : le mythique Cap Horn.
Pour l’heure, la fatigue se fait sentir ren- dant la pagaie plus lourde à chaque mouvement. Quand soudain, à bâbord, à tri- bord, des ailerons luisants font surface : « On commençait à se demander pour- quoi nous étions là, se souvient Cédric. Et dix dauphins sont venus nager avec nous. Ils passaient sous les kayaks, sau- taient par-dessus les proues, surfaient dans les vagues de nos sillages… »
Une rencontre inoubliable pour tout kayakiste. Dans le cas des membres du Projet Cap Horn, également un bon coup de pouce : « Alors qu’on était un peu au fond du trou, on s’est senti pousser des ailes et on s’est remis à pagayer à bonne allure rien que pour pouvoir les suivre et rester avec eux un peu plus long- temps. Un moment magique ! »
Mais, pour en arriver là, les six com- pagnons auront dû affronter de nom- breuses difficultés. Les courants circum- polaires ? Les icebergs ? Les violentes tempêtes, fréquentes dans la région ? Presque des broutilles à côté de l’admi- nistration chilienne…
Car, tant la marine chilienne, dénommée l’Armada, que l’organisme chargé de la gestion et de la protection de l’environ- nement, la CONAF, mettent un point d’honneur à faire appliquer, à la lettre, les règlements qui régissent la navigation dans ces eaux. Et ils sont nombreux…
« Une semaine avant le départ, nous n’avions toujours pas le droit de débar- quer sur les îles Wollaston pour camper. Nous avons finalement obtenu notre autorisation avec en contrepartie pour mission de rendre service à la CONAF : observer pour le compte de l’organisme la présence d’espèces considérées comme nuisibles sur les îles, les castors et une certaine espèce de guêpe. Pourquoi pas !
Arrivés le 20 octobre au Chili, soit un mois et demi avant le début théorique de leur navi- gation, les six kaya-kistes n’ont pas eu trop de temps pour réaliser l’ensemble de leur démarches : « Pour acheter les fusées de détresse obli- gatoires dans le cadre de notre naviga- tion, il fallait présenter un extrait de ca- sier judiciaire, un justificatif de domicile et faire remplir un papier à la gendarme- rie. Des documents qui sont loin d’être faciles à obtenir pour des Français… » Mais la principale difficulté est de négo- cier les autorisations de navigations avec la marine. Car il faut savoir que, là-bas, même pour faire une sortie en mer de deux heures, il est nécessaire d’établir un procès-verbal avec l’Armada. « Même pour essayer cinq minutes les kayaks lorsqu’on les a reçus, nous avons dû faire un procès-verbal. C’est beaucoup, ça pa- rait même exagéré, mais c’est un endroit du globe qui attire beaucoup et qui reste pourtant très dangereux. Ces obligations permettent de s’assurer du professionna- lisme de toutes les personnes qui veulent s’embarquer pour le « Horn » et évitent à la marine chilienne de mettre en dan- ger ses équipes pour aller secourir des inconscients par gros temps. » Heureusement, pour naviguer au milieu de toutes cette paperasse, l’équipe du Projet Cap Horn a pu compter sur des soutiens locaux : « Nous avons rencon- tré de nombreux Chiliens, séduits par le projet, et qui nous ont apporté leur aide. Nous avions aussi déjà des contacts sur place, notamment une amie française qui vit à Puerto Natales. »
Le départ aura finalement lieu le 8 dé- cembre depuis la ville de Puerto Wil- liams au Nord de l’île de l’Isla Navarino. Les six amis ne partent pas seuls : entre autres obligations, la marine leur a im- posé d’être accompagnés par un navire d’assistance, un voilier de 12 mètres ap- partenant à un Français qui organise des excursions autour du Cap Horn.
Très vite, nombre de certitudes sont remises en cause : « Contrairement à la Bretagne où les courants sont assez forts et donc bien connus, autour de la Isla à 3 nœuds qui ont donc peu d’incidence sur les bateaux et sont mal cartographiés. C’est pour ça que, le premier jour, nous nous sommes trompés et sommes par- tis avec le courant dans le nez » (ndlr : 1 nœud = 1,852 km, sans courant ni vent, un kayak avance à la vitesse de 3 à 5 nœuds donc avec 3 nœuds contre le courant et le vent, on fait presque du sur place).
Mais, c’est surtout la météo, et la pre- mière tempête, qui leur impose de revoir leurs plans : « Vu les prévisions et comme nous étions un peu méfiants vis-à-vis de la météo patagone, nous avons profité d’un ancien abri militaire désaffecté pour nous abriter. Nous y avons passé un jour et demi pour, en réalité, trois heures de tempête. On s’est alors rendu compte qu’il fallait changer notre stratégie et sai- sir les opportunités offertes par la météo dès qu’elles se présentaient. »
Pour cela, les six kayakistes peuvent compter sur le septième membre de l’équipe, David, leur routeur météo. « Voileux » émérite qui devait faire par- tie de l’expédition au Cap Horn mais qui ayant eu un grave accident de moto a pris en charge le routage météo à dis- tance. Ses bonnes connaissances des schémas météo lui ont permis de suivre la position de ses amis quasiment en direct pour établir des bulletins météos sur-mesure matin et soir. « Son rôle était essentiel : une erreur de sa part aurait pu avoir des conséquences graves pour nous tous. Mais ses météos se sont révélées parfaites à une demi-heure près. Ce périple aurait été impossible sans lui ! » Passée cette prise de contact avec le ter- rain et suivant les indications avisées de son routeur, l’équipe enchaîne les étapes, trouvant à chaque fois la bonne fenêtre météo dans laquelle se glisser. La côte Est de l’Isla Navarino, la grande traver- sée jusqu’à l’archipel des Wollaston puis l’île Hermite : ils arrivent enfin en vue du fameux Cap. Non sans mal : quelques longues étapes, dont une de près de onze heures et cinquante-quatre kilomètres ; une très grosse tempête, lors de laquelle leur bateau d’assistance enregistrera des rafales à 180 km/h, heureusement, surve- nue la nuit.
Enfin arrivés dans les
parages du « Horn », ils sont saisis par la singularité de l’endroit où ils sont constamment accompagnés par des animaux : « Des dauphins, des lions de mer… Et notamment un couple d’Albra- tros qui s’amusait à voler au ras de nos kayaks. Un peu comme s’ils nous gui- daient. Deux orques nous ont même suivis à la sortie de la baie. Mais nous ne l’avons su qu’après coup : c’est le bateau d’assistance qui les a vus… »
Le ciel n’a cependant pas encore tout à fait évacué les restes de la grande tem- pête de la veille et c’est dans une mer formée avec un vent de force 8 (Coup de vent, 34 à 40 nœuds soit 62 à 74 kmh) queseferalepassagedu«Horn»:une arrivée sportive ! « La direction du vent était plutôt favorable, on est parti au surf, vent dans le dos jusqu’au Cap : ça allait très très vite ! Pour la plupart d’entre nous qui venons de la rivière, c’était plu- tôt nouveau, mais finalement, l’équilibre, le maniement du bateau, la décision de prise de cap, tout cela ressemblait beau- coup à ce que nous connaissions. Nous sommes restés en groupe bien collé et tout s’est bien passé ! Arrivés au Cap,nous avons cependant eu droit à 1h30 de pagayage intensif pour nous rapprocher de la côte car un brusque changement de vent nous poussait vers l’Antarctique. » C’est enfin le grand moment : celui de débarquer à l’endroit du mythique Cap. Un moment singulier pour les kayakistes : accueilli par une colonie de lions de mer, ils côtoient peu après des touristes tout juste débarqués d’un ferry. En effet, un débarcadère, situé non loin de là, permet à de grosses embarcations d’accoster et autorise un accès facile au Cap. « La rencontre était aussi surpre- nante pour eux que pour nous. Dans la nuit, l’équipage du ferry avait dû secou- rir un trimaran de compétition au large après un chavirage. Ils n’en revenaient pas de nous voir débarquer avec nos petits kayaks. »
Une autre rencontre les attend : celle des seuls habitants du lieu, le gardien du phare et sa famille. Car, il y a toujours un gardien au Cap, chargé de guider les navires qui traversent ces eaux. Issus de l’armée, les gardiens successifs vivent là avec leur famille pour une durée d’un an. Justement, Adam, que rencontre Cédric et ses amis, est arrivé depuis seulement deux semaines et prépare Noël avec sa femme et ses deux enfants (?). « Adam est quelqu’un de très chaleureux et était tellement heureux de nous avoir vu réali- ser le passage du cap en kayak qu’il nous a invité pour la « Honze », la collation, et nous avons même pu dormir dans le phare. Une belle rencontre. Et la pre- mière depuis une dizaine de jours que nous étions partis de Puerto Williams. » Pour l’équipe de kayakistes arrivée au bout de son objectif, c’est déjà l’heure du bilan… « Bien sûr, il y a eu des moments difficiles dans le groupe, des tensions. Mais face à la beauté des paysages, les rencontres avec la faune, on a toujours su garder notre cohésion. Et puis on était heureux d’être là. Aujourd’hui, on a tous envie de repartir : les canaux autour de l’Isla Navarino sont une zone d’explora- tion bien tentante… »
Mais avant de songer à repartir, après leur nuit dans le phare le plus au Sud du continent, il faut d’abord rentrer. Arrivés par l’Ouest, les kayakistes repartiront par l’Est. Non contents d’avoir atteint le fameux Cap, ils en auront fait le tour. Car, oui, le Cap Horn est bien une île